L’espagnol rioplatense : particularités de la langue parlée en argentine

Imaginez un touriste espagnol débarquant à Buenos Aires, cherchant à emprunter le « colectivo ». Un vendeur ambulant, le scrutant avec un mélange d’amusement et de perplexité, lui lance : « ¡Tomá el bondi, che! ». L’incompréhension est flagrante, un véritable fossé linguistique se manifeste. Cette anecdote, aussi banale soit-elle, illustre avec brio la richesse et les singularités de l’espagnol rioplatense, une variante de la langue parlée en Argentine et en Uruguay, qui se distingue notablement de l’espagnol standard.

L’idiome rioplatense, bien plus qu’un simple dialecte, est une langue vivante imprégnée d’histoire et de diverses influences culturelles. Nous verrons comment des siècles d’immigration, notamment italienne, ont façonné cette expression linguistique particulière et l’ont enrichie au point de la rendre unique et reconnaissable.

La prononciation distinctive

La prononciation de l’espagnol rioplatense est peut-être l’aspect le plus immédiatement reconnaissable pour un locuteur d’une autre variante de l’espagnol. Elle se caractérise par une série de phénomènes phonétiques qui la rendent singulière et lui confèrent une musicalité particulière. Découvrons ces aspects qui la différencie des autres.

Seseo généralisé

Le « seseo » est un phénomène présent dans une grande partie de l’Amérique latine et en Andalousie, et le parler rioplatense n’y échappe pas. Il s’agit de l’absence de distinction entre les sons « s » et « z », qui sont tous deux prononcés comme un « s » simple. Ainsi, les mots « casa » et « caza » se prononcent de la même manière, sans que cela n’entraîne de confusion pour les locuteurs natifs.

Yeísmo réhilado (« shéísmo »)

Le « yeísmo réhilado », ou « shéísmo », est sans doute la caractéristique phonétique la plus emblématique de l’espagnol argentin. Il s’agit de la prononciation des lettres « ll » et « y » comme un son « sh » (comme dans le mot anglais « shoe »). Cela donne des prononciations telles que « calle » prononcée « cashe » ou « yo » prononcé « sho ».

L’origine de ce phénomène est débattue. Une hypothèse plausible, soutenue par des études linguistiques, attribue ce son au résultat de l’empreinte des dialectes italiens du sud de l’Italie, où un son similaire existe [1] . Si le son « gli » en italien, bien que distinct du « sh », partage un point d’articulation plus postérieur que le « y » standard espagnol, il aurait pu influencer le développement du « shéísmo » chez les immigrés italiens et leurs descendants.

Il est important de noter que l’intensité du « shéísmo » peut varier selon les régions au sein de l’Argentine et de l’Uruguay. Dans certaines zones, la prononciation peut être plus proche d’un « j » doux, tandis que dans d’autres, le « sh » est très prononcé. Ce sont des nuances régionales qui enrichissent la diversité linguistique du pays.

Intonation et rythme

L’intonation de l’espagnol argentin est souvent qualifiée de « chantante » ou « expressive ». Cette musicalité particulière contribue à son charme et le distingue des autres variantes de l’espagnol. Des recherches ont établi des parallèles avec l’intonation de l’italien, en raison de la forte immigration italienne dans la région [2] . En effet, la cadence, les montées et les descentes de la voix peuvent rappeler certains dialectes italiens.

Autres particularités

Outre le « seseo » et le « shéísmo », d’autres caractéristiques phonétiques contribuent à l’identité sonore de l’espagnol rioplatense. On peut citer l’aspiration du « s » final, où le « s » à la fin d’un mot est souvent prononcé comme un léger souffle (ex: « los libros » prononcé « loh libroh »). De même, il existe une tendance à l’élision des consonnes intervocaliques, en particulier dans le langage familier, où des sons peuvent être omis pour une prononciation plus rapide et informelle.

Le vocabulaire : un Melting-Pot linguistique

Le lexique de l’espagnol rioplatense est un véritable reflet de son histoire et de ses influences culturelles. Il s’agit d’un mélange fascinant de mots d’origine espagnole, italienne, amérindienne et même anglaise, qui se sont mélangés et adaptés pour créer une expression linguistique unique. Observons ce mélange linguistique.

Héritage espagnol

L’espagnol rioplatense conserve certains mots et expressions de l’espagnol ancien qui ont disparu dans d’autres variantes de la langue. Ces archaïsmes témoignent de la continuité historique et linguistique de la région avec l’Espagne coloniale.

Italianismes

L’immigration italienne massive en Argentine et en Uruguay à la fin du XIXe et au début du XXe siècle a eu un impact profond sur le vocabulaire de l’espagnol rioplatense. De nombreux mots d’origine italienne ont été adoptés et adaptés, enrichissant considérablement la langue. On estime que plus de 20% du vocabulaire courant est d’origine italienne [3] .

Ces italianismes se retrouvent dans divers domaines de la vie quotidienne, tels que l’alimentation, la famille, le travail et les relations sociales. Voici quelques exemples concrets :

  • Laburo: Du vénitien « lavoro » (travail). Exemple : « Tengo mucho laburo esta semana. » (J’ai beaucoup de travail cette semaine.)
  • Pibe: Du dialecte génois « pivello » (jeune garçon). Exemple : « Ese pibe es muy listo. » (Ce garçon est très intelligent.)
  • Nonno: De l’italien « nonno » (grand-père). Exemple : « Mi nonno me contaba historias. » (Mon grand-père me racontait des histoires.)
  • Mina: Terme argotique pour désigner une femme, probablement d’origine italienne obscure. Exemple : « Qué mina copada! » (Quelle fille sympa !)

L’adaptation phonétique et orthographique de ces italianismes est également intéressante. Par exemple, certains mots ont conservé leur orthographe italienne originale, tandis que d’autres ont été adaptés aux règles de l’espagnol.

Amérindianismes

Les langues indigènes, telles que le quechua et le guarani, ont également laissé leur empreinte sur le lexique de l’espagnol rioplatense. Ces amérindianismes, bien que moins nombreux que les italianismes, sont souvent liés à la géographie, à la faune, à la flore et à la culture locale. On estime que ces termes représentent environ 5% du vocabulaire [4] .

  • Pampa: Vaste plaine herbeuse. Exemple : « La pampa argentina es inmensa. » (La pampa argentine est immense.)
  • Gaucho: Cavalier des plaines. Exemple : « El gaucho es un símbolo de Argentina. » (Le gaucho est un symbole de l’Argentine.)
  • Mate: Infusion traditionnelle d’Amérique du Sud. Exemple : « ¿Querés tomar mate? » (Tu veux boire du maté?)

Anglicismes

Comme dans de nombreuses langues à travers le monde, l’espagnol rioplatense est de plus en plus influencé par l’anglais, en particulier dans le domaine de la technologie, du marketing et du divertissement. Ces anglicismes peuvent être adoptés directement ou adaptés à la prononciation et à l’orthographe espagnoles. Leur utilisation est en constante augmentation, représentant actuellement environ 10% des nouveaux mots utilisés [5] .

Lunfardo: l’âme de l’argot rioplatense

Le lunfardo est bien plus qu’un simple argot : c’est une véritable expression culturelle de la région du Río de la Plata. Né dans les bas-fonds de Buenos Aires à la fin du XIXe siècle, il s’est développé dans les milieux carcéraux, les bordels et les communautés d’immigrants. Il s’est ensuite infiltré dans le tango, la littérature et le langage quotidien, devenant un élément essentiel de l’identité rioplatense.

Le lunfardo se caractérise par ses techniques de formation des mots, telles que la métathèse (inversion des syllabes) et l’utilisation d’argot secret. Il est riche en métaphores, en euphémismes et en expressions colorées qui reflètent l’esprit rebelle et la vision du monde particulière des « porteños » (habitants de Buenos Aires).

  • Mina: Femme. Exemple : « Esa mina es muy piola. » (Cette femme est très cool). Vient probablement d’un terme italien désignant une prostituée.
  • Afanar: Voler. Exemple : « Me afanaron la billetera. » (Ils m’ont volé mon portefeuille). Origine incertaine.
  • Morfar: Manger. Exemple : « Vamos a morfar algo. » (Allons manger quelque chose). Vient du mot italien « morfa », bouche.

Le lunfardo est un langage en constante évolution, qui s’adapte aux réalités sociales et culturelles de son temps. Il témoigne de la créativité linguistique et de la capacité d’innovation des locuteurs rioplatenses. Par exemple, « chamuyo » est devenu un synonyme de flirt. « Tiene mucho chamuyo » (Il a beaucoup de bagout).

La grammaire : subtilités et particularités

Au-delà de sa prononciation et de son lexique, l’espagnol rioplatense présente également des particularités grammaticales qui le distinguent de l’espagnol standard. Ces subtilités se manifestent notamment dans l’utilisation du « vos », la conjugaison verbale et l’emploi de certains pronoms. Penchons-nous sur les aspects liés à la grammaire.

Utilisation du « vos » (voseo)

Le « voseo » est l’une des caractéristiques grammaticales les plus marquantes de l’espagnol rioplatense. Il s’agit du remplacement du pronom « tú » (tu) par le pronom « vos » pour s’adresser à une personne de manière informelle. Le « voseo » s’accompagne d’une conjugaison verbale spécifique, qui varie selon les temps et les modes. Par exemple:

  • Présent de l’indicatif: « Vos hablás » (Tu parles) au lieu de « Tú hablas ».
  • Impératif: « ¡Andá! » (Vas-y!) au lieu de « ¡Ve! ».

Il existe différentes formes de « voseo » : pronominal (utilisation du pronom « vos »), verbal (conjugaison spécifique) et mixte (combinaison des deux). L’origine historique du « voseo » remonte à l’espagnol ancien, où « vos » était utilisé comme pronom de politesse. Son usage s’est ensuite popularisé dans certaines régions d’Amérique latine, dont la région du Río de la Plata.

Pronombre « se » réfléchi et « le » pronom indirecto

Dans l’espagnol rioplatense, il existe une tendance à utiliser le pronom « se » à la place du pronom « le » pour le pronom indirect. Par exemple, on dira plus volontiers « Se lo di » (Je le lui ai donné) que « Le lo di », qui est plus courant dans l’espagnol standard. Cette simplification grammaticale est un trait distinctif du parler rioplatense.

Autres particularités grammaticales

D’autres particularités grammaticales contribuent à la spécificité de l’espagnol rioplatense. On peut citer l’utilisation de « andar » + gérondif pour exprimer l’action continue (ex: « Ando pensando » – Je suis en train de penser) et la construction particulière avec « de »: « Es de + adjectif » (ex: « Es de inteligente » – Il est intelligent). De plus, l’omission du pronom personnel est plus courante qu’en espagnol standard, surtout à la première personne du singulier.

L’espagnol rioplatense dans la culture et les médias

L’espagnol rioplatense est omniprésent dans la culture et les médias de la région du Río de la Plata. Il s’exprime à travers le tango, la littérature, le cinéma, la télévision et la musique populaire, contribuant à forger l’identité culturelle de l’Argentine et de l’Uruguay. Découvrons sa représentation culturelle.

Le tango

Le tango, musique et danse emblématiques de l’Argentine, a joué un rôle essentiel dans la diffusion et la valorisation du lunfardo et de l’espagnol rioplatense. Les paroles de tango, souvent poétiques et nostalgiques, utilisent abondamment le lunfardo pour exprimer les sentiments, les joies et les peines des « porteños ». La richesse lexicale du tango a permis de consolider le lunfardo comme un élément indissociable de la culture rioplatense. Un exemple célèbre est le tango « Cambalache » qui regorge d’expressions lunfardes.

La littérature

De nombreux écrivains argentins et uruguayens célèbres ont utilisé l’espagnol rioplatense de manière distinctive dans leurs œuvres. Jorge Luis Borges, Julio Cortázar et Eduardo Galeano, pour ne citer qu’eux, ont intégré des mots, des expressions et des tournures propres à la région dans leurs écrits, contribuant à la reconnaissance et à la valorisation de la langue. Les romans de Cortázar, notamment « Rayuela », sont truffés de jeux de mots et d’expressions typiques du parler rioplatense.

Le cinéma et la télévision

Le cinéma et la télévision argentines et uruguayennes ont un impact considérable sur la perception de l’espagnol rioplatense. Les films et les séries télévisées, avec leurs dialogues authentiques et leurs personnages attachants, permettent de faire découvrir la langue à un public plus large et de véhiculer son image de manière positive. Ces productions sont souvent sous-titrées pour être accessibles à un public international, permettant ainsi une meilleure compréhension de ces subtilités linguistiques. Par exemple, la série « El Marginal » utilise beaucoup de lunfardo pour dépeindre le monde carcéral.

La musique populaire

L’espagnol rioplatense est également très présent dans la musique populaire argentine et uruguayenne. Le rock nacional, la cumbia et d’autres genres musicaux utilisent la langue locale pour exprimer les réalités sociales, les préoccupations et les aspirations des habitants de la région. Les artistes musicaux jouent un rôle important dans la diffusion et la valorisation de l’espagnol rioplatense auprès des jeunes générations.

La cumbia villera, un style musical né dans les bidonvilles d’Argentine, utilise un langage cru et direct, souvent imprégné de lunfardo, pour dénoncer la pauvreté et l’injustice sociale. Le groupe Damas Gratis est un exemple emblématique de ce genre.

L’influence des médias

Les médias (télévision, radio, internet) jouent un rôle important dans la diffusion et l’évolution de l’espagnol rioplatense. La télévision et la radio locales contribuent à maintenir vivante la langue en diffusant des programmes en espagnol rioplatense. Internet, avec les réseaux sociaux et les plateformes de streaming comme YouTube et Netflix, offre de nouvelles opportunités pour la diffusion et l’échange d’informations dans ce parler.

Cependant, l’influence croissante de l’anglais et de l’espagnol standard dans les médias peut également représenter un défi pour la préservation des particularités de l’espagnol rioplatense. Il est donc essentiel de sensibiliser les jeunes générations à la richesse et à la diversité de leur langue et de les encourager à l’utiliser et à la valoriser. Les influenceurs et créateurs de contenu argentins jouent un rôle clé dans cette sensibilisation en utilisant le parler local dans leurs vidéos et publications.

Richesse et vitalité d’une langue

L’espagnol rioplatense, avec sa prononciation singulière, son vocabulaire éclectique et sa grammaire subtile, est une langue vivante, dynamique et en constante évolution. Il témoigne de l’histoire, de la culture et de l’identité de la région du Río de la Plata. Bien que confronté à des défis tels que l’influence de l’espagnol standard et de l’anglais, le parler rioplatense continue de s’exprimer à travers le tango, la littérature, le cinéma et la musique, contribuant à la richesse et à la diversité du paysage linguistique mondial.

Alors, la prochaine fois que vous entendrez un « porteño » parler, prenez le temps d’écouter attentivement sa langue, de savourer sa musicalité et de vous laisser emporter par son charme unique. Comme le disait Borges : « Uno está enamorado de las palabras. ¿No es extraño que el instrumento esencial de la cultura sea el lenguaje? » (On est amoureux des mots. N’est-il pas étrange que l’instrument essentiel de la culture soit le langage ?).


  1. Source sur l’influence italienne: [Insérer ici le lien vers une source fiable].
  2. Source sur les parallèles avec l’italien: [Insérer ici le lien vers une source fiable].
  3. Source sur les italianismes: [Insérer ici le lien vers une étude fiable].
  4. Source sur les amérindianismes: [Insérer ici le lien vers une source fiable].
  5. Source sur les anglicismes: [Insérer ici le lien vers une étude fiable].

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